“Une autre idée du concert”
Culture 31
Entretien réalisé par Eric Duprix
Après un premier essai couronné de succès l’an dernier, un deuxième Rendez-Vous Musical est programmé à Saint-Pierre-des-Cuisines mardi 2 octobre à 20h. Nouveau dans le paysage musical toulousain, ce « rendez-vous » donné autant aux mélomanes qu’aux novices de la musique dite classique détonne par l’originalité de son concept. Il rassemble une vingtaine de musiciens confirmés ou en devenir pour un programme très dense constitué de nombreuses pièces courtes. Musiques de films, compositions originales et œuvres du répertoire s’y succèdent dans un enchaînement savamment pensé et dosé. Initiateur de ce projet soutenu par Éditions W, le compositeur toulousain Vincent A. Jockin a confié à Culture 31 les raisons qui l’ont amené à lancer cette nouvelle forme de concert. Entretien avec un passionné aux idées bien arrêtées.
Vincent A. Jockin, vous êtes à l’origine de la création de Rendez-Vous Musical que vous organisez avec le soutien d’Éditions W. Peut-on en savoir plus sur vous et sur cette structure ?
Je suis « officiellement » compositeur depuis les années 2000 et j’écris, je compose de la musique depuis l’âge de 17/18 ans. J’ai suivi un cursus qui est passé d’abord par le Conservatoire à Rayonnement Régional de Toulouse, puis par l’université Toulouse-Jean Jaurès en musicologie et de nouveau par le Conservatoire. Je ne suis pas issu d’une famille de musiciens mais j’ai un père mélomane qui écoutait France Musique toute la journée… à l’époque où cette radio diffusait de la musique plus que de la parlotte. J’ai donc grandi dans cet univers-là. Cependant, je ne manifestais aucune envie de devenir musicien. À l’âge de 15 ans, je vois un piano arriver dans la maison familiale, un couple d’amis de mes parents ayant dû s’en séparer. Nous nous retrouvons avec cet instrument dans le salon et personne pour en jouer. Mes parents ont alors décidé de me faire prendre des cours.
Après avoir passé et obtenu un bac scientifique, je me suis rendu compte que la musique prenait trop de place dans ma vie et que j’avais envie de composer. J’ai donc arrêté mes études post-bac au bout d’un an pour consacrer tout mon temps à travailler mon piano et j’ai préparé mon entrée en musicologie. Je suis revenu après cela en cycle supérieur au Conservatoire, en histoire de l’art, en écriture musicale, et j’ai commencé à composer pour de bon. En 2012 j’ai fait paraître Works, un CD qui a déclenché beaucoup de choses par la suite. J’ai été invité dans des festivals, on m’a passé des commandes en Croatie, en Roumanie, ma musique a même été jouée au Conservatoire de Sidney et un réseau d’amitiés et de soutiens s’est constitué à partir de là. Dans ce réseau, j’ai la chance de compter Éditions W, une association toulousaine ayant pour but de promouvoir et soutenir la musique classique d’aujourd’hui.
On en vient au Rendez-Vous musical du mardi 2 octobre. Quel est le concept et, s’il y en a une, l’originalité de cet événement ?
Avant de répondre, je vais évoquer les regrets que j’ai lorsque je vais au concert, ce que je n’y trouve pas et que j’aimerais y trouver. J’aime la musique, je connais souvent celle que j’entends sur scène et pourtant je m’y ennuie. Ça m’a amené à me poser la question : si moi qui connais la musique, je m’ennuie au concert, que peut-il en être de celui qui y vient pour la première fois ? Bien sûr, ce n’est pas vrai pour tous les concerts de musique classique mais il m’est arrivé, même pour des récitals de très grands interprètes qui jouent une œuvre géniale, de piquer du nez au bout d’une heure parce que ça devient monotone, que c’est le soir et que je suis fatigué. C’est triste à dire mais c’est une réalité. Je pense que beaucoup de gens, même parmi ceux qui aiment la musique classique, comprennent ce que je dis là.
Comment peut-on remédier à ce constat ?
Au bout d’un moment, celui qui assiste à un concert attend autre chose et il faut lui proposer autre chose. Ça ne veut pas dire qu’il faille tomber dans le spectacle. Le spectacle est pour moi l’ennemi de la musique qui n’a besoin que d’elle-même. Partant de là, je me suis demandé comment faire un concert qui puisse répondre à la question posée. Qu’est-ce qui fait qu’on s’ennuie à un concert, même lorsqu’on apprécie la musique qui est jouée ? À mon sens, c’est la durée qui pose un problème à la plupart des gens. Je pense par exemple à Mahler, compositeur que j’adore par-dessus tout. Une heure de symphonie de Mahler en concert, quand on est mal assis, c’est très difficile et je ne parle même pas des opéras de Wagner...
Aujourd’hui où tout va vite, nous ne sommes plus dans ce temps-là. On peut le regretter mais si l’on veut que les gens reviennent à des concerts de musique classique, il faut leur proposer de la vraie, de la bonne musique classique bien sûr, mais différemment présentée. Il ne s’agit pas de faire une « sous-musique classique » mais de la proposer autrement.
Rendez-Vous musical, ce serait une autre façon de faire entendre la musique classique ?
Première originalité de Rendez-Vous musical, il y a une vingtaine de pièces au programme. Même dans un album, vingt pièces c’est très rare. Il y a donc des pièces courtes d’une minute, de trois minutes, la plus longue pièce prévue ayant une durée de douze/treize minutes. Cet enchaînement de pièces brèves aide le spectateur à maintenir son attention, sa curiosité étant sans cesse renouvelée tout au long du concert. Cependant, ça ne suffit pas. Il faut aussi changer régulièrement d’instrumentation. C’est en tenant compte de ce principe que nous proposons du piano solo, un duo, un quatuor, vingt musiciens qui jouent ensemble, puis de nouveau un solo, un duo et surtout des instruments différents à chaque fois.
Nous avons expérimenté cette formule l’année dernière et nous n’avons eu que de bonnes réactions. Des personnes qui n’étaient jamais venues à un concert de musique classique, même si certaines pièces ne leur ont pas plu, m’ont dit n’avoir à aucun moment perdu le fil, ne jamais s’être ennuyées. S’il y a de la modernité à apporter au concert classique, je suis convaincu que c’est par ce biais. Ce n’est pas en déformant, en dénaturant la musique, en jouant de petits bouts de grandes oeuvres, en faisant du « light ». Pour moi, ce serait le pire à envisager. Il faut servir la musique sans l’abîmer mais en la présentant différemment au public.
J’ai remarqué aussi que les gens parlent souvent de musiques de films. J’en ai tiré un principe dans Rendez-Vous Musical : présenter des arrangements de musiques de films pour les deux ou trois premiers morceaux du concert, joués par l’ensemble des musiciens qui se produiront après en solo ou en petites formations lors de la suite du programme.
Vous avez donc réalisé des arrangements de musiques de films pour les vingt musiciens qui vont jouer le 2 octobre.
Tout à fait, et ce sont des arrangements qui ne vont être interprétés que ce jour-là. Des personnes s’étonnent que je me lance dans un tel travail pour un seul concert et je leur réponds que c’est ça la tâche du compositeur. Toutes proportions gardées, je rappelle que Bach composait pour le concert du dimanche. C’est ça qui rend la musique « vivante ». Je précise que c’est un travail qui me plaît et m’intéresse beaucoup. Un exemple : pour le concert du 2 octobre, j’ai à ma disposition un quintette de cuivres, des saxophones, quatre guitares. C’est passionnant d’arranger des musiques avec un tel matériau instrumental. C’est aussi une manière, sur des musiques que les gens connaissent déjà pour la plupart, de présenter les sonorités qu’on va entendre ensuite lors du concert. Une manière idéale d’entrer dans le programme en douceur, sans se sentir agressé d’emblée, d’autant plus qu’il y a vraiment de petits bijoux dans le répertoire des musiques de films.
Après cette entrée en douceur avec les musiques de films, comment enchaînez-vous ?
Par une autre originalité, quelque chose qu’on ne voit que très rarement en concert : cinq ou six pièces vont être créées le 2 octobre. Il s’agit d’oeuvres que j’ai composées récemment puis réarrangées pour qu’elles soient interprétées par les instruments et les musiciens présents sur le plateau de Saint-Pierre-des-Cuisines. Il y a également une pièce d’un compositeur australien, à qui je dois d’avoir été joué à Sidney et que j’ai programmé à ce concert pour le remercier.
Une fois qu’on a mis ça en place, il reste une dernière donnée à respecter, très importante aussi, bâtir un programme qui soit cohérent. C’est fondamental en ce qui me concerne et je vais jeter une pierre dans le jardin de Radio Classique après en avoir jeté une dans celui de France Musique… Quand j’entends La Walkyrie de Wagner succéder aux Quatre Saisons de Vivaldi, franchement ça ne passe pas. Ce n’est pas du snobisme de ma part mais ce n’est pas la même musique, ce ne sont pas des œuvres qui sont pensées de la même façon. On peut les programmer dans un même concert mais pas à la suite ou alors il faudrait montrer comment on peut passer de l’une à l’autre. C’est ce que j’essaie de faire dans la programmation de Rendez-Vous Musical.
Cela suppose quelle logique dans la programmation que vous avez conçue ?
« Logique » est bien le mot. Une fois que j’ai choisi les œuvres au programme, j’essaie de trouver des articulations logiques et même des enchaînements de tonalités logiques, une parenté dans les couleurs. Par exemple, on va passer de Ravel à Turina parce qu’il y a beaucoup de choses communes dans l’écriture de ces deux compositeurs. C’est ce qui est le plus long et le plus difficile à construire, cette cohérence dans l’enchaînement des œuvres jouées.
Et pour choisir les musiciens de Rendez-Vous musical, comment procédez-vous ? Y a-t-il là aussi des principes que vous vous imposez ?
Je pourrais vous répondre par une pirouette et vous dire que le principe est qu’il n’y en a pas. Il s’agit surtout de ne pas se mettre de barrières, de ne pas avoir d’aprioris en fonction de l’âge, de l’expérience ou de la proximité géographique d’un musicien. Des étudiants de conservatoire sont capables de jouer très bien et d’éblouir le public. Cette année, nous présentons notamment un jeune chef issu de la classe que Tugan Sokhiev a créée à l’ISDAT. Il s’appelle Clément Lanfranchi et il a déjà dirigé des concerts à Paris et à Toulouse. C’est un chef très prometteur dont on devrait entendre parler dans les années à venir. Il y a aussi une étudiante en classe supérieure d’accompagnement au Conservatoire, Anaëlle Reitan. C’est une excellente pianiste qui va jouer des pièces en solo histoire de montrer qu’elle n’est pas qu’une accompagnatrice. Nous allons également entendre le Quintette de cuivres de l’Orchestre National du Capitole et un quatuor de saxophones formé de musiciens de la région. Je n’oublie pas le Quatuor Bergamasque, quatre guitaristes remarquables que nous recevons dans le cadre d’un partenariat avec le Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt, également soutenus et programmés par l’association Jeunes Talents. Ils m’ont d’ailleurs passé une commande qui sera créée par leurs soins lors du concert.
Après cette énumération des musiciens programmés et de leurs instruments, on a un peu l’impression que ce programme part dans tous les sens…
C’est vrai en apparence mais le but est justement de lui donner une unité, cette fameuse logique dans l’enchaînement des pièces. Ça m’amène à préciser que dans ma conception de la musique, la mienne en particulier, il n’y a pas non plus de barrières. De même, il n’y a pas pour moi de dichotomie entre musique savante et jazz en termes de couleurs et de rythmique. Des compositeurs comme Ravel et Debussy l’ont démontré dans certaines de leurs œuvres. Pour illustrer ce que je viens de dire, je prends l’exemple du quatuor de saxophones qui va jouer le 2 octobre une pièce que j’ai écrite. Il est clair que c’est du jazz. C’est écrit comme de la musique classique mais harmoniquement ça n’en est pas ou très peu.
Alors, ce programme du mardi 2 octobre, quelle unité lui avez-vous donné et que va-t-on pouvoir y entendre ?
Sans tout vous dévoiler, nous allons donc commencer par des musiques de films avec du Alan Silvestri, du Ennio Morricone, du John Williams, quelques-uns des grands compositeurs du genre. Nous allons enchaîner ensuite par des créations dont celle du compositeur australien Alan Holley. Puis il va y avoir une fugue de Jean-Sébastien Bach – je voulais absolument qu’il y ait du Bach cette année – jouée par le quatuor de guitares. Il y a aussi La Pavane de Ravel avec un petit arrangement personnel. Comme le quintette de cuivres aura joué quelques pièces juste avant et que le quatuor de guitares en jouera d’autres juste après, La Pavane sera jouée par les neuf musiciens du quintette de cuivres et du quatuor de guitares rassemblés. Arranger cette pièce célèbre de Ravel pour ce genre de formation m’a beaucoup intéressé d’autant plus qu’en général, cuivres et guitares ne se fréquentent pas, les uns jouant trop fort pour les autres. Là, les guitares seront sonorisées et je pense que cette association avec les cuivres va faire redécouvrir au public les couleurs de La Pavane sous un autre jour.
Au programme également, un arrangement des deux derniers numéros (la Berceuse et le Final) de L’Oiseau de feu de Stravinsky que j’ai écrit pour l’ensemble des vingt musiciens, et des variations sur l’Hymne à la joie d’un certain Beethoven. Il y aura une petite surprise à la fin, je peux seulement dire qu’elle a un lien avec Toulouse…
La veille, lundi 1er octobre l’après-midi, il va y avoir une conversation avec le public à La Fabrique de l’université Toulouse-Jean Jaurès. De quoi s’agit-il ?
Faire savoir, c’est bien, mais il faut aussi parler de son savoir-faire. Je n’aime pas qu’on explique la musique. Je pense qu’une bonne musique se comprend d’elle-même. C’est une conception qui peut ne pas être partagée, surtout au XXe siècle où l’on nous a dit que l’art n’était pas premier et qu’il devait être expliqué, analysé. Possible, mais je pense qu’on perd quelque chose avec ça. C’est en cela que je me revendique « classique » parce que je crois à l’universalité de la musique. Comme on a un peu perdu cette notion dans les arts en général, dans la musique en particulier, la journée d’avant le concert (et pas pendant, je ne veux pas de blabla durant un concert) va être consacrée à présenter et étudier une œuvre jouée le lendemain à Saint-Pierre-des-Cuisines.
Il s’agit d’une de mes créations, non pas pour expliquer à l’auditeur comment l’écouter mais pour l’amener à comprendre ce que j’essaie de faire passer dans ma musique. Cette conférence ne s’adresse pas qu’à des musiciens, toute personne intéressée peut y assister. Ma création va y être étudiée en référence à une pièce de Mozart présentée au préalable un peu plus succinctement. Je vais insister sur ce qui, dans cette œuvre, interpelle le compositeur que je suis. C’est ce qui me touche en tant qu’auditeur qui influence la manière dont je compose. Dans un second temps, le quatuor de guitares va jouer Les songes avant l’aube, la pièce que j’ai écrite et qu’ils vont interpréter le lendemain au concert. Ils vont jouer des extraits que je vais reprendre au piano pour entrer dans la composition de cette oeuvre, puis ils la donneront en entier à la fin. Je vais tenter de faire passer de manière analytique ce qui me touche en musique et comment j’essaie de toucher l’auditeur.
La pièce de Mozart en question est donc vraiment celle qui a inspiré votre composition ?
Oui, mais qu’on ne se méprenne pas. Si le style musical est parfois très éloigné, dans la manière dont je pense la musique, le langage et la grammaire musicale sont pratiquement les mêmes.
Est-ce qu’on peut dire que cette conversation avec le public à La Fabrique est une manière de dévoiler le mécanisme de la création musicale ?
C’est tout à fait ça. Je voudrais faire comprendre une chose dont Stravinsky parle très bien. On peut être triste, composer une pièce où l’on essaie de traduire ce sentiment, mais ce n’est pas parce que quelqu’un va l’écouter qu’il va ressentir la même chose. Je ne vais pas pouvoir vous transmettre l’émotion que j’ai eue en écrivant une pièce. C’est impossible. Qu’elle provoque des émotions est une chose souhaitable mais le compositeur ne transmet pas ses propres émotions à l’auditeur.
Pour terminer, un mot sur ce que j’essaie modestement de faire dans mes compositions. Je pense que l’homme est profondément terrien mais que s’il n’est que ça, il rate quelque chose. Ma religion est que l’art nous élève et que lorsqu’on écoute de la musique, on doit avoir quitté le monde terrestre. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’on a manqué quelque chose. Ou l’auditeur, ou le compositeur. Je crois fermement que lorsque la musique nous a élevés, on ne peut plus redescendre… on ne veut plus redescendre.
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